AICAnada il y a cinquante ans

René VIAU

Bordeaux, septembre 1968. En clôture de la XXe assemblée de l’AICA, la section canadienne, par la voix de son président Laurent Lamy, propose, après les pays scandinaves en 1969, le Canada comme lieu de rencontre de la prochaine assemblée. Le rapport de la XXe Assemblée générale rappelle les perspectives que trace Lamy. « Nous aimerions faire de cette assemblée une assemblée tournée vers la réalité du Canada et de l’Amérique du Nord. Nous aimerions circuler de Montréal à Québec et si nos moyens le permettent, jusqu’à Vancouver. » Laurent Lamy souhaite que les Américains, qui n’avaient envoyé à Bordeaux aucun délégué, soient davantage présents.

De concert avec le Secrétariat d’État canadien, la Galerie nationale du Canada apporte son concours extraordinaire à la mise sur pied du congrès au Canada. Avec la collaboration de Mary Flechter du ministère des Affaires extérieures du Canada, Guy Viau est très actif au sein de son organisation. Critique et directeur du nouveau Centre culturel canadien à Paris, Guy Viau fait partie des neuf vice-présidents internationaux du directoire d’AICA international présidé par René Berger qui vient remplacer Jacques Lassaigne, frappé par la maladie.

« L’organisation d’une telle assemblée comporte un travail qui peut s’évaluer en kilos et en mètres. Kilos pour le poids des copies accumulées. Mètres pour la longueur des liasses de télex », rappelle René Berger à Montréal, en séance inaugurale de la XXIIe Assemblée générale, le lundi 17 août. [1]À cela s’ajoutent des milliers de kilomètres à parcourir. Le programme est « extraordinairement copieux », selon René Berger. Au colloque, assemblée et « talk » s’ajoutent cocktails, dîners et réceptions, visites de galeries, de musées, d’ateliers. « On avait greffé au congrès une dimension touristique », s’étonne encore aujourd’hui le critique d’art Normand Thériault. À Montréal, se souvient Thériault, les participants ont eu droit à une visite guidée des principales attractions de la ville : le Jardin botanique, le site d’Expo 67, Montréal souterrain. Ce qui n’empêche pas Jeanine Warnod, dans le premier texte sur Montréal d’une série d’articles liés au congrès et à son périple au Canada, de documenter l’action du comité des citoyens de Milton-Park pour endiguer le mégaprojet des promoteurs immobiliers de la Cité Concordia. Ces luttes urbaines ont été étudiées par le sociologue Manuel Castells[2].

À l’automne 1970, la revue montréalaise Vie des Arts fait paraître un reportage photographique sur le congrès. À la sortie d’un autocar, les congressistes se rassemblent au Musée d’art contemporain de Montréal[3]. On reconnaît certaines figures de la scène montréalaise d’alors. Gilles Hénault, poète et directeur du Musée d’art contemporain de Montréal ; Guy Viau et Laurent Lamy; Normand Thériault ; Andrée Paradis ; Fernande Saint-Martin ; des artistes comme François Dallegret ou Guido Molinari, un des représentants du Canada à la Biennale de Venise en 1968. Seize nouvelles adhésions viennent d’enrichir la section canadienne, forte maintenant d’une soixantaine de sociétaires. Ses effectifs au début des années 1960 se comptaient sur les doigts de la main.

Venus de 42 pays, les critiques se regroupent. Choisis un peu au hasard, quelques noms : de l’Espagne, Alexandre Cirici-Pelicer ; de l’Italie, Germano Celant ; de la France, Gilberte Martin-Méry, Pierre Gaudibert, Pierre Restany, Georges Boudaille, Guy Weelen, Michel Ragon et Jean-Jacques Lévêque.

Comptes-rendus de la XXIIe Assemblée générale. AICA Montréal, août 1970. Avec en couverture la photographie d’une performance de l’artiste de Vancouver  Michael Morris qui entoure de ruban bleu certains congressistes.

Comptes-rendus de la XXIIe Assemblée générale. AICA Montréal, août 1970. Avec en couverture la photographie d’une performance de l’artiste de Vancouver Michael Morris qui entoure de ruban bleu certains congressistes.

Mardi en deuxième séance, l’assemblée générale se penche sur une enquête internationale placée sous la direction du Suédois Sven Sandström. 10 000 questionnaires avaient été envoyés à des bibliothèques, musées, institutions publiques et privés détenant des documents sur l’art du XXe siècle. L’enquête en collaboration avec l’UNESCO vise à coordonner à travers le monde la conservation des « archives de l’art contemporain ». « L’art se fait si rapidement et dans des conditions souvent hachées, qu’il est apparu de plus en plus nécessaire de déceler les moyens par lesquels on pourrait rendre cette documentation sensible sur un plan mondial, le but est donc de créer la meilleure méthodologie pour obtenir sur l’art moderne une documentation aussi complète que possible », d’expliquer René Berger[4]. L’ambition est de pouvoir repérer et enregistrer jusqu’au plus éphémère. « Si le critique d’art, selon Michel Conil-Lacoste, assume désormais la fonction de chartiste de l’immédiat, c’est afin de préparer la mémoire de l’avenir. »[5] À la suite d’une consultation estivale sous l’égide du Conseil des Arts du Canada avec des artistes et critiques dont Normand Thériault, Guy Viau et Laurent Lamy, conseillés par Jean Boggs, directrice de la Galerie nationale du Canada, et Brydon Smith, conservateur en art contemporain, avaient précisé le thème du colloque et choisi les conférenciers invités. La participation de personnalités internationales telles que Rudolf Arnheim, Abraham Moles, Harold M. Rosenberg, Marshall McLuhan et Lawrence Alloway avait été entérinée à Oslo, à la fin août 1969.

Après Montréal et une visite à Québec se tient en week-end à Ottawa le colloque de ce 2e Congrès extraordinaire placé sous le thème Art et Perception. Psychologue et gestaltiste s’il en fut, Rudolph Arnheim est alors fortement associé à l’Op Art et au minimalisme. Son livre, La Pensée visuelle, publié en 1969, connaît à l’époque un grand retentissement dans le monde anglo-saxon. Arnheim reprend dans sa conférence les grandes lignes de cet ouvrage. Au service de l’histoire de l’art, la science nous aide afin à décrypter ce qu’est une image et à établir comment le sens visuel se transmet et nous informe sur ce qui est observé. Mais attention, prévient Arnheim : « Une stricte lecture phénoménale simplifiant à l’extrême l’objet du regardeur peut créer une impression aussi erronée que l’emphase à vouloir y interpréter et révéler des points de vue insoupçonnés. Je suis fasciné de constater jusqu’à quel point on peut disserter à partir d’une œuvre d’art de ce qui n’est pas là, si ce n’est le reflet de nos théories favorites. » Que voyons-nous? Personne ne voit la même chose, insiste Arnheim. Le conférencier prend pour exemple Guernica de Picasso. « Selon les points de vue, ce n’est pas simplement l’interprétation qui change, mais bien la configuration même de la figure du taureau », explique Arnheim qui a consacré un livre en 1962 au célèbre tableau de Picasso. « Certains l’associent à la résilience et à la force tranquille. On en fait une métaphore de l’âme du peuple espagnol qui s’avère indestructible. D’autres interprètent ce taureau comme la transcription de l’agression fasciste. Selon le point de vue adopté, c’est un animal complètement différent qui nous est décrit. Impassible et imperturbable pour les uns. Enragé et chargeant avec une agressivité incontrôlable pour les autres. » Relire le compte-rendu de ce colloque nous restitue certaines préoccupations qui sont le reflet de ces années effervescentes.

Samedi en après-midi, la tribune faisait place à Abraham Moles, auteur d’Art et ordinateur et de Psychologie du kitsch. Portant sur l’information et l’esthétique de l’espace, sa communication mettait de l’avant, non sans triomphalisme technologique, l’avènement de « l’esthétique informationnelle ». S’appuyant sur un constat qui est celui de « l’épuisement des arts traditionnels », Moles plaide pour un renouvellement de l’expérience esthétique. La description que fait Moles des arts de l’espace du futur rejoint, contenu virtuel en moins, les jeux vidéo du tournant des années 2000 avec leur trajectoire défilante, leurs « micros évènements », leurs possibilités d’intervention, leur « combinatoire d’événements sensoriels ». En même temps nous sommes proches des lieux utopiques esquissés alors : ville du futur lorgnant sur Luna Park à la Archigram, Plug-in-City ou autre archi prospectives. Poursuivant le jeu de la prédiction, Moles annonce un nouveau champ d’intervention pour la critique d’art. En un renversement significatif, Moles prévoit que le conservateur d’expositions remplacera l’artiste. L’exposition s’écrira comme d’autres écrivent des livres ou des scénarios. Prenant la forme de récits cohérents, ces expositions, loin du simple avis sur l’art, deviendront, prédit Moles, l’une des formes privilégiées de la critique d’art actuelle. Ce rétro futurisme est-il fondé sur l’exposition When Attitudes Become Form, Live in Your Head (Kunshalle de Berne du 22 mars au 27 avril 1969), montée par Harald Szeemann ?

Le dimanche 23 août, la tribune accueille Harold Rosenberg avec comme thème Art et internationalisme. Considérant cette question particulièrement sensible pour ces voisins de Big Brother que sont les Canadiens, Harold Rosenberg n’aborde pas directement l’angle des relations entre la périphérie et ces deux centres de l’activité artistique que sont Paris et New York entre lesquels les artistes canadiens se sont longtemps sentis coincés. Toutefois, il affirme que la notion selon laquelle une ville, à l’exemple de Rome pour XVIe siècle, apparaît comme incontournable n’existe plus. « L’art est devenu un phénomène mondial. Ce concept selon lequel une ville jouerait le rôle principal sur la scène de l’art de son époque est totalement dépassé », estime l’auteur du terme « action painting ». Aujourd’hui il n’est pas essentiel pour un artiste de vivre à New York comme il se devait de vivre à Paris durant les années 1920, selon Rosenberg. « Les peintres américains devaient venir à Paris pour apprendre comment traiter des sujets américains. Paris conférait à leur production une forme d’arôme irrespirable ailleurs sans lequel il était impossible de comprendre l’art de cette époque. »

Questions et interventions donnent l’occasion à Rosenberg, comme à bâtons rompus, de livrer sa vision ce qui était alors un micro lieu, une scène circonscrite à Greenwich Village vers la 8th ou 9th Street entre la 5th Avenue et University Place. « Les expressionnistes abstraits étaient pour la plupart issus de l’immigration. Ils arrivent à New York les mains vides, sans attaches, sans tradition à laquelle se référer. Ils découvrent ensemble qu’ils veulent devenir artistes. Si leur peinture manifeste une grande diversité de factures, la proximité des ateliers joue. Une communauté très dense se tisse. Les frontières sont alors moins perméables. Au départ, les marchands new-yorkais ne veulent pas multiplier les intermédiaires. Ils sont peu enclins à envisager des ententes avec des galeries étrangères d’autant plus que ces artistes n’intéressent pas encore les collectionneurs. La peinture expressionniste, rappelle Rosenberg, ne sera connue qu’à la fin des années 1950 en Europe et ailleurs dans le monde alors que le marché de l’art s’y intéresse. » Par son caractère ubique, le pop art fait, selon lui, éclater toute focalisation. Le mouvement devient orbital. L’art actuel est saisi par le tourbillon d’un système de communication qui s’étend en simultané aux quatre coins de la planète. Quel que soit l’endroit où les œuvres sont créées, une connexion s’établit à travers les médias et les réseaux d’information qui les font pour ainsi dire exister au-delà des frontières nationales. « Aujourd’hui, l’artiste en tant qu’individu fait face au monde. Entre lui et le monde, il n’existe rien d’autre. Une situation qui, déplore Rosenberg, conduit à un appauvrissement généralisé de la production des artistes. »

Le Canadien Marshall McLuhan est associé à des formules-chocs et des aphorismes tels que « le médium est le message ». Oracle et guru des années 1960, McLuhan prophétise un bouleversement planétaire où le monde deviendra « un village global ». Marshall McLuhan est alors le chouchou des médias qu’il analyse. Il apparaît même en 1977 dans Annie Hall, le film de Woody Allen. À travers le Canada, une nouvelle vague d’artistes fascinés par les nouvelles technologies a fait de sa pensée une référence.

Le thème utopique de la rédemption sociale liée aux nouvelles technologies qui irrigue le tournant des années 1960 se prolonge à travers la popularité de la vidéo. L’exposition Concept 70 à laquelle General Idea participe en juin 1970 avec notamment Dennis Oppenheim et Ian Carr-Harrris est organisée par Chris Youngs et Robert Bowers à la galerie Youngs Nightingale. C’est la première exposition à Toronto à inclure de la vidéo. Au Canada, de nouveaux lieux subventionnés par l’État apparaissent alors pour mettre à la disposition de ces artistes les outils de cette nouvelle technique. La vidéo se caractérise par technologie portative qui ne nécessite qu’une initiation sommaire. Le résultat pour ainsi dire instantané permet de fixer l’éphémère. Les artistes en font un instrument d’introspection et une façon d’explorer l’environnement autant physique et social. Ils se rapprochent tout autant du « moi » et d’une perception de la vie quotidienne ou sociale. La vidéo semble alors aux yeux de nombreux artistes illustrer le précepte mcluhanien selon lequel les médias de communication agissent comme une extension de nos sens.

Plutôt que de développer ce thème, McLuhan, qui s’exprime pour une première fois devant un auditoire majoritairement issu des arts visuels, livre à travers sa conférence une vision de l’art à l’heure de la menace environnementale. Avec comme titre anglais Garbage Apocalypse, l’événement très attendu attire dans une salle pleine à craquer artistes, universitaires, étudiants, curieux et grands-mères aux cheveux blancs[6]. En proie à l’hydre des médias, le village global est envahi par les déchets en tous genres qui en font une catastrophe écologiste. Distillant les formules-chocs et autant de phrases parfois sibyllines en formes de tracts poétiques, McLuhan illustre la dystopie d’un futur déjà advenu, marqué par l’envahissement trash. Tandis que les critiques de l’AICA s’escrimaient devant les problèmes techniques parasitant la traduction simultanée, McLuhan leur martèle que le rebus est une forme d’art à échelle massive. Ce qui est rejeté, une fois reconverti par l’art, connaît un nouveau salut romantique[7]. « Selon un syndrome du phénix, l’art allie maintenant à parts égales destruction et créativité. » Conclusion pessimiste de McLuhan : « Je ne suis pas vraiment certain que la critique d’art aura un avenir dans un tel monde. »

Naguère associée à son conservatisme, Toronto connaît alors une nouvelle fébrilité. Pour leur souhaiter la bienvenue et leur communiquer un peu de ce climat, on convie les congressistes dès leur arrivée lundi soir le 24 août à un « happening » mettant en scène le Nihilism Spasm Band. Ce trio déjanté, formé des artistes Graham Coughtry, Gordon Rayner et Robert Markle, allie jazz et musique concrète. La ville, note Jeanine Warnod dans la deuxième chronique de son voyage canadien secoue ses rigidités. Pour preuve cette soirée ainsi décrite[8] : « Cet orchestre d’artistes jouant des instruments fabriqués par eux-mêmes remplis de sons stridents une salle telle une cellule aux murs blancs, où artistes et critiques se mirent à gesticuler, libérés de toutes contraintes sous l’effet du bruit. » Faisant d’une pierre deux coups, Jeanine Warnod se saisit de ce lien pour établir une transition entre ses impressions de Toronto et des extraits de la communication de McLuhan à laquelle elle a assisté. McLuhan y avançait notamment l’idée d’un espace autant sonore et acoustique que visuel. « Nous sommes enveloppés, d’après McLuhan, d’une information électrique qui engendre une saturation de signaux visuels, mais surtout tactiles et sonores. Totalement plongé dans cet espace, écrit Jeanine Warnod, l’être jeune adopte les gestes primitifs et les attitudes de la tribu dans la société post alphabète. »

Mardi 25 août. Au programme, visite des jardins de sculpture de l’Université de Toronto ; cocktail et déjeuner ; visite de la ville, des galeries et de certains ateliers d’artistes ; à nouveau cocktail et visite de collections particulières. Le lendemain, excursion aux chutes du Niagara. Et suivant le courant : visites de la collection d’art inuit de la banque Toronto Dominion ; galeries ; collections publiques et privées. Lors d’un dîner à l’Art Gallery of Ontario (AGO), le conservateur en chef de l’institution Mario Amaya y présente son exposition intitulée Réalismes 1970. L’exposition comprend une œuvre de Michael Morris et Glenn Lewis, Did you ever milk a cow. Glenn Lewis et Michael Morris font partie de ces artistes canadiens émergents qui s’inspirent tout autant d’une nouvelle forme de dadaïste que de l’art conceptuel.

Comme à Toronto avec General Idea à ses débuts, à Montréal, à Vancouver avec les Baxter et autour d’Intermedias à Vancouver dont Morris est l’un des animateurs, ces artistes se regroupent en collectif. Invoquant William Burroughs, le Living Theater et Fluxus, proches dans leurs préoccupations de la contre-culture de la fin des années 1960, ils abordent le monde de l’art avec dans leur bagage les idéaux de la contestation politique du mouvement d’opposition à la guerre du Vietnam et l’hédonisme irrévérencieux des années psychédéliques. Morris et Lewis proposent au visiteur de l’AGO de côtoyer Elsie, une vache, exposée en chair et en os. « La vache Elsie pièce de musée, commente Michel Conil-Lacoste, cristalliserait la perplexité du critique appelé aujourd’hui à écrire sur l’échantillonnage et le grand éventail de ces “attitudes devenues formes ou non’’ »[9]. « Évolution dans le sens d’une dilation de l’œuvre d’art »[10], selon Conil-Lacoste, jaillissant du cadre prévu pour déboucher sur l’indéfinissable et le hors catégorie, Elsie reconduisait pour ainsi dire les congressistes le lendemain en fin de journée aux portes d’une table ronde portant sur La crise de la critique d’art.

Lawrence Alloway, parrain du pop art, était d’abord invité à commenter le thème choisi. Dans son état des lieux, Alloway distingue la critique d’art au service de l’artiste et le compte-rendu d’exposition au service du marché qu’il ne juge d’aucune utilité. Décochant quelques flèches à Clement Greenberg et à Artforum, érigés en contre-exemples, il s’élève contre « la critique canonique devenue une routine orthodoxe et systématique ». Entre le danger de se voir assigner une fonction promotionnelle et les nécessités d’un engagement auquel il est pressé, le critique se doit selon Alloway de ne jamais oublier ces « essentiels ». D’abord « la fonction de célébration du critique », cette propension à répercuter l’émotion ressentie devant les œuvres d’un artiste, d’un courant. « Et aussi ne jamais être démissionnaire dans ses capacités d’évaluation des nouveaux apports de l’art contemporain. » Enfin, la responsabilité citoyenne est aussi évoquée. « La critique doit garder un œil sur la pertinence des choix qui motivent une distribution équitable des fonds surtout publics consacrée à l’art. »

Après l’exposé de Lawrence Alloway, le choc viendra du panel. Un débat public était prévu. Au générique : Barry Lord, critique d’art à Arts Canada, correspondant canadien pour Art in America, auparavant critique au quotidien Toronto Star; les artistes Greg Curnoe de London (Ontario), ville de 250 000 habitants où s’est établie une colonie d’artistes, et Ronald Bloore de Toronto. La thématique de même que le choix des panellistes ont été suggérés par un comité de critiques d’art de Toronto, notamment Gail Dexter et Ann Brodsky, éditrice de Arts Canada. Le titre initial devait être « Critiques d’art, oppresseurs ou libérateurs ? ».

La discussion est animée par Mario Amaya. Dans un style que n’aurait pas désavoué Godard dans son film La Chinoise, Barry Lord s’engage dans une longue profession de foi maoïste. Lord réfute le concept d’exterritorialité avancé par Rosenberg en le taxant d’hégémonique et d’impérialiste.

À la suite, le peintre canadien Ronald Bloore se pose la question de l’accessibilité de la critique. « Je crois que la critique d’art est divorcée de l’art précisément car elle lui est trop intimement connectée. » Bloore se demande à qui doit s’adresser la critique d’art. « Sûrement pas au consensus implicite du milieu de l’art. » Le critique d’art doit sortir de sa tour d’ivoire et communiquer avec les gens ordinaires. Greg Curnoe reproche à l’exercice de la critique d’art son hermétisme. Ce partisan d’un art national canadien affirme que l’artiste canadien se doit de trouver son identité. Décrypter certains propos de Curnoe empreints d’une fascination qui lui fait admirer l’art brut et les expressions « folk » nous ramène à un sous-texte où l’on voudrait mobiliser des ressources et savoirs endogènes en se situant à un autre niveau que celui de la connaissance académique.

Art in America. May-June 1969. Les diapos de Ian Baxter (N.E. Thing Co) illustrent en couverture un important article  avec comme titre Impossibe  Art qui réunit  Oppenheim, Smithson. Robert Mor…

Art in America. May-June 1969. Les diapos de Ian Baxter (N.E. Thing Co) illustrent en couverture un important article avec comme titre Impossibe Art qui réunit Oppenheim, Smithson. Robert Morris, Heizer, Nauman, Kosuth, Lewitt, Grady, Archigram et autres.

On assiste à un impossible chassé-croisé pour surmonter ces « murailles » qui se dressent, selon l’image lancée par le critique français René de Sollier. « Murailles de la langue tandis que les participants au congrès souvent constamment alternent entre français et anglais ; murailles des défaillances techniques tandis que les appareils servant à la traduction simultanée éprouvent des défaillances ; disparités des références entre Européens et Américains ; muraille entre l’art et son public ; muraille du niveau de discours tant le langage de la critique peut sembler ésotérique au public général. »

Les interrogations de l’artiste canadienne Vera Frankel sur ce que serait le « critique idéal » recentrent le débat sur les outils théoriques au service de la critique. Enchaînant, Cirici-Pellicer cite Foucault. Il insiste sur l’apport des sciences humaines, sémiologie, sociologie et anthropologie structurale. Avec ce mot de la fin, René Berger situe la critique à la « croisée des disciplines et des points de vue scientifiques et spécialisés qui dorénavant devront l’éclairer ». Animateur de la rencontre, Mario Amaya en fait le compte-rendu dans Art in America en janvier 1971[11]. « La discussion fut un désastre. » Amaya revient d’abord avec ironie sur la rhétorique aux accents maoïstes de Barry Lord. Il s’inquiète plus loin d’un certain narcissisme. « Les critiques visiteurs ont dû trouver leurs vis-à-vis canadiens complètement obnubilés par tout ce qui est Canadiana, et ce, comme si n’existaient que les problèmes politiques et esthétiques qui font rage ici. Et les Canadiens n’ont pas compris pourquoi ces questions intestines qui les passionnent tant n’intéressaient que fort peu leurs hôtes. »

Au matin du vendredi 29 août, les congressistes prennent le chemin de l’aéroport pour se rendre à Vancouver. Les visites s’y succèdent. Visite de la Vancouver Art Gallery et du Centennial Museum suivi d’un dîner offert par l’Université Simon Fraser. Enfin soirée à l’université animée par Ian Baxter.

De tels documents sur N.E. Thing Co ont été remis aux congressistes au sortir de la visite de l’atelier de Ian Baxter à Vancouver.

De tels documents sur N.E. Thing Co ont été remis aux congressistes au sortir de la visite de l’atelier de Ian Baxter à Vancouver.

Avec sa femme Ingrid, Ian Baxter est le fondateur de la N.E. Thing Company Limited (NETCO). À partir de son siège social que constitue leur pavillon de banlieue de North Vancouver où les congressistes sont reçus le lendemain, NETCO sera un pionnier du détournement des stratégies publicitaires et des processus d’étalagisme et de communication. Germano Celant confie au critique d’art canadien Normand Thériault qu’il attendait avec beaucoup d’impatience cette visite. Au printemps 1969, la revue Art in America qui consacre un numéro spécial à l’art conceptuel plaçait des œuvres de Ian Baxter en couverture[12]. Un même « nonsense » et cet alliage de radicalisme et d’invention bon enfant des Baxter se retrouvent dans les œuvres de Michael Morris et de General Idea. Le lendemain, quelques heures furent consacrées à la visite d’Intermedias qui agit tout autant comme lieu de production que de diffusion pour ce courant.

Après la visite d’Intermedias et de la galerie d’art de l’Université, les congressistes sont conviés à une visite des ateliers de quelques artistes, dont Michael Morris. Ce dernier entoure de ruban bleu un groupe de critiques. La photographie de cette action orne le frontispice de la publication colligeant les comptes-rendus de l’assemblée et en garde le souvenir. Dans son reportage sur Toronto et Vancouver, Jeanine Warnod s’attache à l’expérience d’Intermedias[13] . Une même « étude de cas » concernant Intermedias est reprise sous la plume du critique Arnold Kohler dans La Tribune de Genève[14]. Intermedias servira de rampe de lancement pour ces galeries parallèles canadiennes dédiées à « l ‘art expérimental » que le Conseil des Arts du Canada entend subventionner. Avec Vehicule à Montréal, Optica consacrée à la photo conceptuelle et qui naît en 1972, Art Metropole fondée en 1973 à Toronto par General Idea comme autres modèles, les « centres d’artistes » essaimeront à travers le Canada. Les tensions politiques au sein de la fédération canadienne menacée dans son unité tout autant que le climat économique serein de cette époque éclairent ce contexte. Au départ, il s’agissait pour le gouvernement fédéral d’aider les artistes à vivre de leur art et de faciliter dans toutes les régions du pays le développement de ressources à leur service :  centre d’impression ou studio filmique audiovisuel. Ces lieux alternatifs permettent l’accès à de nouvelles technologies dont la vidéo. Leurs expositions s’intéressent à la photo conceptuelle, à l’installation, la performance[15]. La réception des œuvres exigeait une nouvelle approche tant le contexte de la scène canadienne avait évolué. De nouvelles revues d’art voient le jour. File (1972-1989) accompagne les créations de General Idea à Toronto ou Morris à Vancouver. Parachute (1976) s’ouvre aux derniers bouleversements de la scène nationale et internationale.

Le 2e Congrès extraordinaire de 1970 diagnostique une véritable crise de l’attention relativement aux directions d’un art contemporain qui nécessitent tout autant que de nouveaux lieux de diffusion, de nouvelles réflexions et de nouveaux moyens d’analyse. Comment la critique d’art se doit-elle d’interagir afin de mieux coller aux mutations de l’art de son époque? Face à ces questions, la scène canadienne laisse s’exprimer certaines tensions entre insularité et désir d’ouverture. Artistes et critiques canadiens y greffent leurs propres interrogations, l’amorce d’un engagement à venir comme en gestation, une manière d’apporter sur place un nouvel air à ces discours. Avec ces lieux alternatifs et ces nouvelles revues qui voient le jour, de nouveaux moyens pour l’art contemporain et la critique sont alors « testés ». Débattre des défis de l’heure. Faire le point. En organisant ce rendez-vous, l’AICA associée au territoire canadien permettait de faire entendre une pluralité d’observations dans l’espoir de faire émerger de nouveaux horizons.


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[1]Comptes-rendus de la XXIIe Assemblée générale. AICA Montréal, août 1970, p. 15.

[2] Des Québécois franglais aux Indiens de l’Ouest. Jeanine Warnod. Le Figaro, jeudi 3 septembre 1970.

[3] Editorial. Andrée Paradis. Vie des arts. Numéro 60. Automne 1970

[4] Comptes-rendus de la XXIIe Assemblée générale, p. 122

[5] Michel Conil-Lacoste. Réunis au Canada à l’occasion de leur XXIIe Assemblée générale les critiques d’art sont à la croisée des disciplines. Le Monde, 17 septembre 1970, p. 17

[6] International Art critics’ conférence par Mario Amaya. Art in America January-February 1971. Vol 59 no 1.

[7] « Art form equals the romantic salvation of that junk ».

[8] Toronto À quoi tend le défoulement d’une collectivité. Jeanine Warnod. Le Figaro, jeudi 10 septembre 1970

[9] IbidConil-Lacoste. Le Monde, 17 septembre 1970, p.17

[10] IbidConil-Lacoste. Le Monde, 17 septembre 1970 .p. 17

[11] Ibid… Amaya .Art in America. January-February vol.59 No 1.

[12] Impossible Art. Art in America. May-June 1969.

[13] Ibid... Warnod. Le Figaro, 10 septembre 1970

[14] Ottawa dote largement les arts plastiques par Arnold Kohler. La tribune de Genève. 7-8 novembre 1970

[15] Par-al-lel. Diana Nemiroff. Pages 180 à 189 in SightLines. Reading Contemporary Canadian Art. Edited by Jessica Bradley and Lesley Johnstone. Artextes édition 1994. Montréal.

 

Voir aussi : Comptes-rendus du 2e Congrès extraordinaire. Art et perception